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24 avril 2008 4 24 /04 /avril /2008 10:57
Le début à la rubrique Textes / Roman


                    Aux Pâquerettes, même attente. Pauline est affalée sur son lit, un caleçon sur les fesses, un tee-shirt sans forme sur le dos, de larges taches de transpiration sous les seins. À côté d’elle, en guise de gardes du corps, Cricri, Karim et Chung, ses voisins de palier. Vingt-deux, vingt-trois ans, ils habitent ensemble dans deux appartements réunis à coups de masse. La mondialisation de la précarité, communauté Blanc, Beur, Jaune, il manque le Rouge et le Noir.
Pas ou peu de paroles échangées, trop chaud pour le moindre effort, soulever et reposer sa boîte de bibine relève déjà de l’exploit sportif. À intervalles réguliers l’un des trois roule un joint et le fait circuler.
Le temps passe sans en avoir l’air, ni le vent.

        À un vol de mouette, Pierre-Nicolas, réveil en douleur, tête lourde, bouche sèche, peau moite, nez dans le poisson chou-fleur. Autour de lui tout pue le pipi de chat, la sueur rance, le vieux pied mycosé. L’idée de s’habiller, de faire l’inventaire, plus rien de propre à se mettre. Il faudrait faire un peu de lessive, urgent même. Il se dit que ce serait bien si Nathalie le laissait utiliser sa machine à laver, technique d’approche. Faudra qu’il le lui demande.
Dix-huit heures dix-neuf.
Je dois être malade, c’est pas possible de dormir autant, si je me laisse aller, je vais finir par pioncer vingt heures par jour. Qu’est-ce que je fais ? Descendre chez Lucien, boire un grand truc frais et bigophoner aux filles. Pauline ou Nathalie ? Et Irène, y’en a une de trop… Nath en duplex, Pauline en direct. C’est ça le bon choix.
Deux poignées de minutes plus tard…
Nathalie est en rogne, elle lui demande ce qu’il fiche de ses journées, et pourquoi il ne se décide pas à avoir un mobile comme tout le monde ! Elle est pressée, elle doit partir, il y a une conf’ de presse à la préfecture suite à un accident sur l’autoroute, un car de Belges s’est renversé. Elle demande.
— Où es-tu ?
— Cool, baby, cool. Je me réveille à l’instant.
— Quoi ! Tu charries ! Écoute, je ne suis pas d’humeur, il faut que j’y aille, bouge-toi ou laisse tomber !
Il défend sa peau, il a reconnu la Sierra et va voir Pauline pas plus tard que tout de suite.
— Okay, tu me tiens au jus. Salut.
Tût… Tût… Tût…
Sa cote est à la baisse. Il ne lui reste plus qu’à se jeter dans les pattes de la tigresse du Bengale. Un dernier pour la route. L’air est lourd, humide, l’odeur de marée persistante et obsédante. Une mouette passe en poussant son cri. Il arrive au pied de l’immeuble de Pauline.
    Qu’est-ce que je vais lui raconter ? Ou plutôt ne pas lui dire ? Pas de gaffe, la faire causer le plus possible, ne pas m’engueuler avec elle. Parler concret et surtout au présent.
Arrivé devant la porte, il la pousse et s’annonce. Une voix d’outre flasque le guide vers le salon.
— Salue P’tite-Pine. On t’attendait. Tu veux une bière ? Elle est encore presque fraîche. Installe-toi.
Il salue à la ronde, attrape une canette. Les trois zones sont là, écroulés. Dans un coin, un peu à l’écart, Boris sirote l’air de rien. Pauline, plutôt de bonne humeur, lance la conversation.
— T’as l’air d’une carpe dans un sauna et en plus tu ne t’es pas rasé depuis la dernière pluie. Il ne faut pas te négliger mon mignon. Tu risquerais de ne plus plaire aux filles !
— Je prends le compliment et le conseil. Pour ce qui est des filles, elles ne m’ont jamais couru après, rasé ou pas. Et puis, vous-même, chère amie…
Pauline fronce les sourcils, l’évocation est déplacée.
Karim, le moins avachi du lot, donne le signal. Les trois se lèvent comme un seul pachyderme fatigué, font la bise et quittent les appartements de la dame.
Face à face, légère détente de part et d’autre. Les voilà tranquilles pour causer.
D’un regard, Pauline désigne Boris. Elle enchaîne sans lui laisser le temps de réagir.
— Il paraît que tu mènes ta petite enquête perso ?
Il la regarde un moment, indécis. Elle poursuit.
— Tu as appris quelque chose ?
Il aurait préféré avoir la main sauf qu’il n’a pas beaucoup de cartes et un seul atout. Il essaie de gagner du temps.
— Une enquête, c’est beaucoup dire. Simple curiosité, j’aimerais bien comprendre pourquoi le jour où une fille me regarde, elle se sent obligée de disparaître. Et puis, il y a l’autre, celle qu’on a retrouvée dans l’eau. Coïncidence ?
Pauline allume une cigarette, lui en propose une, il accepte.
— Tu penses aussi qu’il y a un rapport ? Personne ne la connaissait cette nana.
— Le jour, l’heure, le lieu, tout concorde. Je veux bien croire au hasard, mais… Toi, tu dois bien avoir un avis sur la question, tu connais Maria bien mieux que nous tous. Aurait-elle pu faire une fugue ? Sans dire un mot, sans la plus petite allusion, sans que toi qui vivais avec elle, tu ne te doutes de rien ?
Pauline est mal à l’aise sur ce terrain, Maria était son mur porteur, sa poutre maîtresse, elle avait construit son avenir sur elle.
— Je ne sais plus. Je suis dans le brouillard. Au début, j’ai cru au coup de cafard, qu’elle avait eu envie de se changer les idées, puis à l’accident, à l’agression. Mais depuis le temps elle serait revenue ou on l’aurait retrouvée. Aujourd’hui, je suis prête à croire n’importe qui, n’importe quoi. C’est qui la fille qui était avec toi au Lézard ?
L’attaque est franche et directe. Pauline ne fait pas mystère de la visite des hommes du Lézard-Bleu.
— Ils vous ont suivis aux Pâquerettes, ensuite ils n’ont pas eu grand mal à me retrouver, ils sont venus me demander des comptes et savoir si je vous connaissais.
Pierre-Nicolas explique que Nathalie est journaliste et qu’elle s’intéresse au cas de la fille du Rhône. C’est lui qui a parlé de Maria espérant ainsi faire avancer le schmilblick.
Pauline n’apprécie pas le risque de publicité, elle lui demande de s’occuper de ce qui le regarde.
— Écoute-moi bien : Ma vie ne regarde que moi. Et je n’aime pas les gens qui mettent leur nez dans mes affaires
— Tes affaires ? Quel genre d’affaires ?
— Je t’aime bien contrairement à ce que tu as l’air d’imaginer. Je ne t’ai pas fait venir pour me confesser. Je veux que tu me dises ce que tu sais sur la disparition de Maria. Et pour ce qui est de toi, tu ferais peut-être mieux de ne pas mettre tes pieds n’importe où, le terrain est miné. C’est un conseil d’amie.
— C’est fou le nombre d’amis que j’ai, et ils rêvent tous de me voir prendre de longues vacances à l'autre bout du monde.
— C’est que ce sont de vrais amis. Pour en revenir à Maria…
Boris se lève, passe dans la cuisine, bruit de la porte du frigo, il revient avec des provisions. Il distribue et reprend sa place. Pierre-Nicolas profite de la diversion pour poser son atout.
— En fait, je ne sais presque rien, je suis comme toi, je cherche à l’aveuglette. Connais-tu ses parents ? Je crois qu’elle était un peu brouillée avec eux.
Pauline se redresse d’un coup.
— Tu es allé les voir ?
— …
— Tu leur as parlé de moi ?
Il jubile, il vient de prendre l’avantage, chacun son tour. Il laisse venir.
Aurait-elle eu des démêlés avec la belle-famille ?
Elle a du mal à se contenir.
— J’avais raison de me méfier. Je savais bien que t’étais un emmerdeur de première. Tout ça ce n’est pas tes oignons !
Il relance de dix.
— Pour en revenir à votre boulot, ça gagnait rondelet, non ? Un simple petit calcul… Drôle d’idée de s’installer ici. Vous faisiez des économies ?
— Salaud ! Tu t’es mis dans la tête que c’est moi qui ai fait disparaître Maria pour garder le fric. T’es qu’une petite ordure. Oui, on faisait des économies. Et cet argent est là où il doit être, je n’y ai pas touché et je n’y toucherai pas tant que je ne saurai pas ce qu’elle est devenue. Maria, je l’aime, je l’ai dans la peau. Tu ne sais même plus ce que cela veut dire.
Il encaisse le coup, son cœur bat un peu plus vite, trop émotif, surtout en face d’une femme. Il s’excuse, se reprend, essaie une contre-attaque.
—Tu faisais quoi au juste ces dernières années, je veux dire avant de la connaître ?
Les yeux de Pauline virent au rouge, elle se tend comme une arbalète. Elle respire par saccades, fait un effort visible pour ne pas éclater et lui coller une paire de gifles. Effort récompensé, du moins en apparence, ses poings se desserrent, ses yeux passent au gris métallique, seul un léger tic des muscles de la mâchoire trahit encore la tension.
— Je ne sais pas où tu veux en venir, mais fais bien attention ! Je n’ai pas l’intention de me faire baiser une nouvelle fois, surtout pas par un petit minable de ton espèce !
    Minable, minable, est-ce que j’ai une tête de minable ? Après Nathalie, Pauline, jamais deux sans trois, elles vont finir par me convaincre.
Il préfère calmer le jeu.
— Okay, ne t’énerve pas. Un dernier mot, j’ai peut-être été maladroit avec toi. Mais avoue que tu ne m’aides pas beaucoup. Ton comportement n’est pas celui d’une…
— T’aider ! À quoi, nom de Dieu ! Mais je rêve ! Pour qui tu te prends ? Pour le sauveur ? Personne ne t’a rien demandé. Surtout pas de débarquer aux Pâquerettes comme un jeune veau sous la mère.
Il sent qu’il perd du terrain, adopte la tactique du dos courbé, laisser passer l’orage pour mieux se relever. L’orage persiste.
— Tu n’es qu’un imbécile qui ne comprend rien, absolument rien, tu m’entends ? T’es en plein delirium, tu te fais du cinoche. Tu remues la merde pour le plaisir. Tu joues avec ton caca et t’en es fier, tellement fier que t’en étales partout ! Occupe-toi de ta vie ! Et si c’est d’un bon psychanalyste que tu as besoin, je peux te donner une adresse.
Après François voilà que Pauline veut le fourguer dans les pattes d’un psy, il ne comprend pas pourquoi, lui se sent bien, enfin pas bien, bien, mais pas malade à ce point, juste qu’il devrait se poser un peu et réduire la picole. Se trouver une petite femme… Il pense à Irène, oui mais bon, elle aussi doit avoir un psy. Est-ce que ça existe les gens normaux ? Réponse au prochain épisode. La porte s’ouvre, presque un courant d’air.
Zico, toutes dents dehors et un pack sous le bras. Pti-Péni saisit l’occasion, il se redresse, dit qu’il va y aller.
Zico essaie de le retenir, ses mousses sortent du congélo. Pauline n’est pas du même avis.
— Laisse tomber, Zic’. Ce mec n’est pas de notre bord. Il me soupçonne d’être dans le coup pour Maria.
Pti-Péni tente de se disculper.
— C’est pas ça, enfin… Je me posais simplement quelques questions. Je crois que je n’ai pas été très…
Zico temporise, joue au médiateur.
— Écoutez tous les deux. Vous êtes trop nerveux. Ce n’est pas le moment de vous bouffer le nez, il faut se serrer les coudes. C’est la chaleur qui vous monte à la tête, laissez tomber, on en reparlera plus tard. Tu veux une brune ou une blonde ?
Rire sardonique de Pauline.
— Je crois que monsieur préfère les brunes !
Pierre-Nicolas se secoue les puces et bâille. Il dit qu’un bon casse-croûte et un bol d’air lui feront du bien. Qu’il étouffe un peu ici.
Pauline le regarde, contre-plongée.
— Merci, t’en es plus à une gentillesse près.
Il hausse les épaules, ne se sent plus d’humeur belliqueuse. Zico laisse du mou à la ligne.
— Moi, je causais pour essayer d’arranger… mais si vous êtes fâchés pour de bon, je te laisse partir.
Pti-Péni se cogne à Boris au moment de sortir. Il semblait attendre.
— Tu fais quoi, Boris ? On passe chez Roger ? Il aura bien un Tavel au frais pour nous.
Ils s’en vont. Zico est mécontent, il interroge Pauline.
— Alors, vous ne vous êtes pas foutu sur la gueule tout de suite ! Tu crois qu’il se doute de quelque chose ?
— Non, pas encore. Ce qui me gêne, c’est qu’il va continuer à fouiner partout. Ça pourrait devenir dangereux pour Maria. Toi et tes conneries, je te jure. Il faut absolument le neutraliser, et au plus vite. Je crois que j’ai ce qu’il faut.
Une explosion les fait sursauter, ils regardent par la fenêtre, un panache de fumée noire sur le parking. Une voiture commence à brûler. La nuit sera chaude.

à suivre...   (poèmes contemporains de ce roman dans la nouvelle rubrique : Nuits Ambulantes)
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(enregistrement artisanal par l'auteur)
La version audio est parfois différente de la version texte.
La raison pourrait en être une persistance des brumes textuelles.
Les poèmes sont des plaques tectoniques, ils bougent, se choquent, s'entrechoquent, emmagasinent de l'énergie, cela produit des failles de sens, des cratères néologiques, parfois aussi des tremblements de vers, des tsunamis sémantiques…