Le début à la rubrique Textes
/ Roman
Quinze août toujours, fin de matinée, temps
couvert et lourd. La météo annonce des orages. Nathalie est d’astreinte à la rédaction pour l’improbable apparition du curé d’Ars en string en croupe de Louis XIV sur la place
Bellecour.
Dans les bureaux déserts de La Traboule, elle est affalée sur un divan jaune sale, un verre posé par terre à côté du téléphone, elle sirote de
temps en temps en faisant tinter les glaçons, elle est en train de lire le nouveau roman de Catherine Fradier.
Au loin, le tonnerre roule gravement. Elle imagine ceux qui à cette heure se font tranquillement bronzer sur une plage de sable fin, prennent
l’apéro, mangent des glaces à la pistache, alors qu’elle est là à attendre qu’il se passe quelque chose le jour où il ne se passe jamais rien.
Au même instant, banlieue ouest, les Monts-d’Or, verdure et belles demeures. Pierre-Nicolas, yeux rouges
planqués derrière ses lunettes noires, un pansement sur le pif, un autre au-dessus de l’arcade gauche, le tout enflé. Il pilote une Aronde gris-bleuté qui ne passe pas vraiment
inaperçue.
Il s’est traîné chez Jean-Paul sur le coup de midi, encore bien éméché, un mal de crâne à tailler au marteau-piqueur. Chez Diogène, ils ont
continué de picoler pour se remonter le moral et se venger de cette société pourrie. Bref, retour en chatimini chez Irène vers cinq heures du mat’, fins bourrés, pas en état de… tant pis, ils ont
ronflé de conserve. Il doit son réveil à un camion de pompiers bloqué sous la fenêtre ouverte de la chambre. Il a laissé Irène dans les bras de ce veinard de Morphée.
Il sillonne des rues bordées de hauts murs. Pas un chat.
On se croirait dans un labyrinthe, moi dans le rôle du rat de laboratoire. Quelle sera ma récompense si je trouve… quoi
?
Un vol de pigeon à l’est, quais de Saône, en aval de l’île Barbe, un écrin vert et or posé au milieu de
l’eau, tout près de l’impasse des Écluses. Une petite maison un peu vieillotte, façade décrépite, un étage. Aucun signe particulier. Devant l’entrée, il n'y a pas de nom sur la porte, un Kangoo
de location stationne.
Les volets du rez-de-chaussée sont clos. Au premier, une fenêtre ouverte, de la musique s’échappe. C'est une chambre, tapissée d’un papier à
grosses fleurs, dominante vieux rose, les couleurs ont passé, la mode aussi, quoique. Sur une table est posée un poste de radio, une chaise paillée, un lit. Sur le lit, un homme jeune, grand, à
moins que ce ne soit le lit qui soit d’un modèle réduit, les pieds dépassent du cadre. Il somnole, les yeux mi-clos, des gouttes de sueur glissent sur ses tempes. Le bouton de sa ceinture est
défait. Il attrape un verre aux trois quarts vide en attente sur le chevet. Par la fenêtre il contemple le ciel qui devient de plus en plus sombre, menaçant.
Il s’assoit, vide son verre en grimaçant, ce n’est pas de l’eau. Il se lève, au passage il baisse le son, et sort. Couloir obscur, odeurs de
renfermé, de vieille poussière, de champignons. L’homme descend un escalier de bois aux marches arthritiques. En bas, dans la cuisine une ampoule pendue au plafond dispense une faible lumière.
Sur un réchaud de camping, une gamelle, il soulève le couvercle et renifle.
Au volant de sa pièce de musée millésimée 1961, Pierre-Nicolas remonte le chemin de Collonges à petite
vitesse. Il passe à plusieurs reprises devant le portail fermé des Chamrave. L’adresse, il l’a eue hier par Nath’ qui connaît quelqu’un qui…
Rien ne bouge. Il s’éloigne. Difficile de rester en planque sans se faire repérer. Les habitants du coin ont le 17 facile.
— Allez ! Je me paie un dernier tour de manège, si des fois que… Que rien du tout, oui. Saloperie de quartier ! Tous enfermés dans leurs jolies
maisons forteresses. C’est comme l’argenterie de grand-mère, on ne la sort que pour les grandes occases.
Bondissant comme le tigre sur sa proie, un bolide entre par la gauche dans son champ de vision. Pierre-Nic’ braque à mort, rien à faire pour
l’éviter, trop vite, beaucoup trop vite. La vieille Aronde n’a plus les réflexes de ses vingt ans. Le choc est inévitable. Boum !
Pas de réflexe, mais une tôle à toute épreuve.
Grand coup de pied au cul, tête dans le plafond, les petites étoiles, les biceps en compote, le volant en est tout retourné. Le pilote essaie
de comprendre et par là même de reprendre ses esprits qui dansent la Carmagnole.
Un visage apparaît au travers du pare-brise, et des lèvres qui s’agitent. Il descend la vitre. On lui parle :
— Ça va ? Vous n’êtes pas blessé ?
— Heu… non, je ne crois pas.
Il bouge, tout semble répondre, pas de gros bobos. Il tente d’ouvrir la portière, sans résultat, elle est coincée, celle du côté passager cède,
il descend, les jambes tremblantes, une vague nausée, les yeux qui piquent. Il prend appui sur le capot pour ne pas se retrouver par terre.
Dans quel merdier tu t’es encore foutu ? Tu peux pas rester tranquille dans ton coin, il faut que tu cherches les emmerdes.
Ma tête, j’ai mal, je sens que je vais dégueuler. Non, il faut pas, avec ce que j’ai dans l’estomac. Si jamais ils me font souffler dans le ballon, je suis dans le caca, mais alors profond.
Décontracte-toi, respire doucement, voilà, c’est bien.
Des badauds s’approchent, déjà un petit attroupement. On se demande d’où est-ce qu’ils sortent. Tous les déserts c’est pareil. L’autre a l’air
mal en point coincé derrière son volant, inconscient. Les commentaires fusent : Il a grillé la priorité, il devait rouler vite, la police ne va pas tarder. Vous êtes sûr que ça va aller
?
Pierre-Nicolas frissonne, s’ébroue, ses idées reprennent doucement leur place initiale. Il cligne des yeux, cherche ses lunettes, sa tête
chavire, il se tâte, découvre une bosse de plus, il a mal partout.
Il regarde mieux l’autre véhicule. Ce qu’il voit, une Ford Sierra bleue, le groin complètement enfoncé, façon bouledogue, celui de son
chauffeur saigne.
Chant des sirènes, voiture de police, ambulance du S.A.M.U.
Dans la cuisine, l’homme s’est resservi un verre, il est assis sous la lampe, les yeux fixés sur la
casserole. Le couvercle tressaute de temps en temps. Un peu de vapeur s’échappe accompagnée d’une odeur d’herbes de Provence.
Un œil sur sa montre, midi quarante-cinq. Il semble satisfait. Il avale sec ce qui reste de vodka, se lève, retourne vers le réchaud, éteint le
gaz, prend une assiette et une cuillère, sert une bonne ration de ratatouille, pose l’assiette sur un plateau. Il coupe un morceau de pain, remplit un verre d’eau.
Il remonte à l’étage avec le plateau, ouvre une porte. Pièce sombre, volets fermés, pas de meuble. D’une main, il reboutonne son
pantalon.
— Ça sent le vieux cagibi là-dedans, faudrait aérer, faire des courants d’air. Qu’est-ce que tu en penses ?
Assise par terre, dos au mur, une jeune femme, légèrement vêtue, les pieds entravés par des menottes, un large morceau de ruban adhésif sur la
bouche, mains derrière le dos, elles aussi tenues par des menottes. La chaîne passe par un anneau de fer fixé dans le mur, immobilisant la prisonnière.
— Salut, poupée. C’est l’heure de la récré. Je t’ai mijoté un de ces petits plats, tu m’en diras des nouvelles, une vraie merveille. Ma mère
voulait que je devienne cuistot. Ça l'a pas fait. J’ai quand même gardé la main pour la tambouille.
Réflexe conditionné, elle conjugue l’imparfait du subjonctif.
Que je devinsse, que tu devinsses, qu’il devînt cuistot.
L’homme pose le plateau par terre, s’agenouille près d’elle, fouille dans une poche de son pantalon et en sort un paquet de mouchoirs en
papier, il en prend un et lui éponge le visage. Elle ne bouge pas, elle garde les yeux clos, elle est calme en apparence.
— Ne fais pas cette tête, je t’ai préparé une ratatouille d’enfer, je te dis que t’en as jamais mangé de la pareille, c’est ma spécialité.
Attention !
D’un coup sec, il arrache l’adhésif.
Bouche immensément ouverte, appel d’air, la tête qui cogne contre le mur, deux larmes coulent le long des joues.
— Je sais, ce n’est pas très agréable, mais ne dis pas que ça t’a fait mal, il ne colle presque plus.
Il s’assoit tout près d’elle, il prend la cuillère, pêche quelques légumes, souffle pour refroidir et la présente devant la bouche
fermée.
— Allez ! Ne fais pas la bête. Déjà hier tu n’as presque rien mangé, tu n’es déjà pas épaisse, je suis sûr que tu as maigri. Fais un effort
!
Le geôlier est visiblement mal à l’aise, peu habitué à ce genre de responsabilité.
— Mange. Je n’ai pas envie que tu me claques dans les mains, merde, ce n’est pas évident comme boulot, alors si tout le monde n’y met pas du
sien, on n’en sortira pas.
Elle reste inerte, toujours les yeux fermés.
— Tu veux boire d’abord ?
Il prend le verre d’eau, l’approche des lèvres de sa captive, elles s’entrouvrent et absorbent avidement le liquide.
— Tu vois, ce n’est pas bien difficile. Je t’en rapporterai un autre tout à l’heure.
Une nouvelle fois il présente la cuillère de ratatouille, la tête se détourne.
— Vraiment, tu ne veux pas ? Écoute, je ne vais pas y passer la journée. Je ne te détacherai pas, à moins que tu ne sois plus gentille. Alors,
c’est oui ou c’est non ?
Pas de réponse. Yeux entrouverts, regard trouble posé sur lui. Elle semble à bout de force, de nerfs, prête à lâcher prise. Des mots dans sa
tête, des images floues, gros grains, film super huit.
Finir, finir enfin, en finir tout de suite, fondre, se fondre, me fondre, disparaître, juste une flaque oubliée, vapeur,
arc-en-ciel, puis plus rien. Rien que du noir.
Ses yeux se referment, léger soupir, la tête roule de côté, apparence du sommeil. L’homme se relève, il n’insiste pas, il sort avec le plateau.
Maria ouvre les yeux et respire profondément, il ne lui a pas remis le bâillon.
L’orage passe sans craquer, le soleil revient, la chaleur escalade les degrés sur
l’échelle de mercure. Nathalie enrage et traite les nuages de sociaux-traîtres. Elle leur adresse une prière : Pourriez-vous nous concocter une belle petite tempête avec inondation et
routes coupées ! Un truc sympa, un bon prétexte pour sortir, et puis ça rafraîchirait l’atmosphère.
Les nuages restent sourds à ses appels. En attendant, elle allume la radio, un petit tour de France Info, pure conscience professionnelle.
Elle ouvre le frigo, nouvelle rasade d’eau gazeuse légèrement citronnée, un œil par la fenêtre, ni chien ni chat ni rat ni fromage.
J’espère que l’autre zigoto n’est pas en train de pioncer comme un loir.
Retour à la case départ en compagnie de son polar.
Pierre-Nicolas reprend peu à peu des couleurs. Un homme en blanc est venu le voir,
il voulait l’emmener à l’hosto. Il ne s'est pas laissé faire.
Le conducteur de la Ford est toujours dans les pommes. Les infirmiers du S.A.M.U. le sortent avec d’infinies précautions et le déposent sur
un brancard-coquille. Pierre-Nicolas suit la scène. Un policier s’approche de la civière l’air intrigué, il soulève le pan de la veste, moment de suspense, le flic extirpe un pistolet de bonne
taille, murmures alentours, petite bousculade. Le blessé est embarqué dans l’ambulance, elle démarre aussitôt, suivie de près par un fourgon de police.
La cervelle battue, Pierre-Nicolas émerge doucement. Les pièces d’un mécano voltigent et s’assemblent devant ses yeux, petits papillons
agités.
Nathalie, couleur bleue, Ford Sierra, arme, rue des parents de Maria.
Un agent le sort de ses pensées.
— Dites, cette voiture n’est pas à vous !
Il doit expliquer qu’un ami la lui a prêtée.
L’agent le questionne sur les circonstances de l’accident.
Pierre-Nicolas raconte que la Ford allait beaucoup trop vite et qu’il n’a rien pu faire. Il en profite pour demander s’il est possible de se
laver les mains et de se débarbouiller quelque part. Il semble qu’il n’y ait pas un café ouvert à des kilomètres à la ronde.
La réponse tombe comme le couperet de la vierge, non, de la veuve : Quinze août !
Maria suffoque dans la chambre sombre, effet de serre. Mirage ou réalité elle entend
couler de l’eau, elle la sent toute proche.
Je n’en peux plus, je vais mourir, je veux mourir. Pourquoi est-ce qu’ils me gardent, ils devraient me tuer ou bien me
relâcher. Si j’essaie de crier… Non, ce serait pire après. Dire que je pourrais être sur une plage ; manger des glaces, sortir le soir, danser, draguer les mecs et les filles, ne prendre
que du plaisir. Je suis vraiment la reine des connes.
Elle attend, attend que son gardien revienne et l’autorise à se soulager. Elle est pleine de courbatures, ses poignets et ses chevilles sont
meurtries. Assise à même le sol, elle ne peut que se coucher sur le côté.
Cette chaleur ! Je suis moite, collante, presque une semaine sans me laver ni me changer. Je pue comme une bête en cage.
S’il attend encore, je vais me faire dessus.
Elle essaie de se redresser un peu pour soulager ses bras.
Pourquoi suis-je tombée amoureuse de Pauline ? Avant, je n’avais jamais fait l’amour avec une femme. Depuis un an, je n’ai pas touché un
homme, même pas eu envie. Et l’autre soir… Toujours être obligée de se battre, avec son ventre, avec son cul, avec sa tête. M’asseoir sur une pompe. Me faire aspirer tout ce que j’ai là-dedans
!
Ce type joue à la poupée avec moi. Il ne va tout de même pas me laver le cul. Plus la force de…
La foule s’est dispersée comme elle était apparue. Ne reste que les deux voitures et la
police.
Trouver un téléphone ! et un endroit pour pisser, j’en peux plus…
Pierre Nicolas s’éloigne de quelques mètres, trouve un renfoncement et se soulage.
Hep monsieur !
Le policier est juste derrière lui, il récite sa leçon : Règlement général de police sur l'hygiène publique, art. 91, « Il est
interdit à quiconque d'uriner sur la voie publique et contre les propriétés riveraines bâties ». En cas d'infraction cela va du simple rappel à l'ordre à l'amende de 2ème classe, le
montant peut varier en fonction du lieu et atteindre 150 euros.
Le contrevenant ne s’interrompt pas pour autant, le mal est fait, alors un peu plus un peu moins de pisse…
Excusez-moi monsieur l’agent.
Il se retourne en renfournant son attirail.
— Je n’en pouvais vraiment plus, après l’accident, c’est une réaction normale, non ? Et trouver une pissotière ou un rade ouvert dans ce
quartier c’est impossible. Il faudrait aussi que je puisse téléphoner.
Le représentant de l’ordre ne bouge pas d’un cil et termine sa récitation.
— Je pourrais requalifier l’infraction en délit d'exhibition sexuelle, passible d’une amende et d’un an d’emprisonnement. Sans parler du
fichage STIC.
Pierre-Niclas se demande s’il a affaire à un pisse froid ou un toqué. Il tente une pointe d’humour.
— À quoi servent ces kilomètres de murs si ont peut même pas pisser contre ? Et pour le téléphone, vous n’en auriez pas un ? Juste
deux coups de fils.
L’agent se déride. Il en restera au simple rappel à l'ordre. Pour ce qui est du téléphone, il a repéré une cabine un peu plus haut en
direction de l’église.
— Mais ne tardez pas trop, les dépanneuses vont arriver et il y aura des papiers à signer.
Pierre-Nicolas remercie et s’éloigne.
D’abord Jean-Paul, j’espère qu’il ne fera pas trop la gueule pour l’Aronde et que son assurance est pas bidon.
Deuxième appel en direction de La Traboule.
Allô !
Elle a décroché à la première sonnerie.
— Salut. J’ai un petit problème et du nouveau pour toi. Je peux pas parler trop longtemps, je t’expliquerai.
— Où es-tu ?
— Pas d’importance. Écoute-moi. J’ai cabossé, un accident avec une Ford Sierra bleue. Tu as compris ?
— Hein ! Qu’est-ce que tu racontes ?
— Fais pas ta débile. Je te donne l’immatriculation.
— Attends, je note.
— C’est bon ? Le type est à l’hosto, par le S.A.M.U., il avait un flingue, donc les flics sont sur le coup. Faut absolument que tu te
démerdes pour en savoir plus, via l’hôpital ou la police. Bien reçu ?
— Cinq sur cinq, je fonce. Rendez-vous chez moi vers dix-huit, dix-neuf.
— Affirmatif. Bisous.
Dans la rue, Pierre-Nicolas redescend vers le lieu de l’accident, un camion plateau est en train de dégager les voitures.
Pourvu que Nathalie se débrouille et que Jean-Paul ne mette pas trois plombes pour arriver.
Nathalie fait phosphorer sa matière grise. Il lui faut trouver le moyen de savoir sans
lâcher de lest, ni avoir l’air trop au courant. Elle se dit que si le capitaine Dorno est de service, elle peut tenter un coup, il lui suffira de rester crédible et de ne pas
s’éterniser.
Elle compose le numéro, l’officier semble ravi de l’entendre, il lui demande immédiatement si elle a de nouvelles informations.
— Rien de sûr. Je vous explique. Une personne qui habite aux Pâquerettes m’a dit avoir remarqué un véhicule suspect le jour où la fille a été
jetée dans le fleuve. Il s’agit d’une voiture bleue. Il y avait selon ce témoin deux hommes à bord, il ne les a pas bien vus.
Le capitaine aimerait un peu plus de précision, à minima une description des deux hommes.
— Attendez, je n’ai pas fini. Il y a beaucoup plus intéressant. Cette personne m’a contactée voici à peine un quart d’heure, je lui avais
laissé mes coordonnées. Il dit avoir revu la voiture ce matin même, elle rôdait autour des Pâquerettes. Il a relevé le numéro d’immatriculation.
Le policier note et dit qu’il va s’en occuper à l’instant. Qu’avec ça il devrait avancer rapidement.
— Hé ! Vous me tiendrez au courant. De votre côté, rien de neuf au sujet de la disparue ?
— Non. Pas la moindre trace. La famille ne sait rien. Ils paraissent sincères.
— Elle en a donc une, personne ne semblait savoir d’où elle sortait.
Il évoque la bonne bourgeoisie locale, famille sans histoire. En revanche, il aimerait bien connaître le nom de l’informateur ?
Nathalie s’était un peu laisser endormir, elle bafouille.
— Ben… je lui ai promis de…
Le ton se fait plus autoritaire.
— Écoutez-moi ! Cette affaire est du ressort de la police, ce n’est pas un jeu de piste. Une femme est morte, une autre a disparu, ne
l’oubliez pas. Nous devons interroger tous les témoins, le vôtre en sait sans doute beaucoup plus qu’il ne vous en a dit.
— En fait, euuuh, il se fait appeler Kanto, il habite une des tours. Là-bas, tout le monde le connaît.
— Bien sûr ! J’espère que ce n’est pas une blague, vous pourriez vous en mordre les doigts. Je ne suis pas méchant, mais il faut savoir
ne pas abuser. Message reçu ?
— Trois sur cinq. Il y a un peu de friture sur la ligne.
— C’est ça, moquez-vous, attention mademoiselle la journaliste, n’outrepassez pas. Allez, bonne fin de journée et n’hésitez pas à me rappeler
si besoin.
Elle pose son téléphone, elle a les mains moites, elle se lève et marche dans la pièce pour se décontracter.
Ouf ! Ce qu’il est collant. Pierre-Nicolas est grillé comme une sardine portugaise. Si Dorno connaît les Chamrave, il fera
immédiatement la relation avec l’accident et remontera jusqu’à lui. Ça me laisse un peu de temps pour me rencarder sur ce fumier de… Elle repense à son « bonbon rose » écorché vif.
Pierre-Nicolas t’a vengé, il aura au moins servi à quelque chose. Pourvu que le chauffeur sache pour Maria.
Dans la maison des bords de Saône. Peut-être une petite heure plus tard. L’homme
remonte vers la chambre en sifflotant, il ouvre la porte et s’annonce.
— C’est moi !
Il s’arrête et rigole. Son nez et ses pommettes affichent un beau rouge, sans doute du à la chaleur orageuse.
— Tu dois me prendre pour un idiot. Qui que ça pourrait être d’autre ? En tout cas, tu as eu tort de ne rien manger, ma ratatouille
était fameuse.
Maria ne réagit pas. Ses yeux brillent, étrange éclat proche de celui de la folie. Sans doute la fièvre.
Le geôlier s’agenouille à coté d’elle et porte un verre d’eau au bord des lèvres sèches et toutes craquelées, il l’incline. Maria lape comme
une petite chatte, à peine la force d’avaler. Le temps de reprendre son souffle, elle en boit un deuxième, il est content, l’encourage, lui donne des nouvelles du monde, du temps qu’il fait. Il
faut dire que son rôle se limite à être là, seul. Personne n’est venu le ravitailler, il est en manque de conversation, de clopes et de vodka. Il ressort, revient, un seau hygiénique en
plastique jaune pendu à son bras, de la poche de son pantalon dépasse une poignée de P.Q. Il fait sonner à l’oreille de Maria le trousseau de petites clefs. Il ouvre les menottes qui retiennent
les mains.
Maria lève les yeux vers lui, essaie de s’étirer, une grimace déforme son visage. Une première tentative pour se redresser échoue, ses
articulations lui font mal, elle gémit, autant à cause de la douleur que dans l’espoir de l’apitoyer.
Il se penche, la prend sous les aisselles et la met debout. Il commente.
— Tu ne pèses pas plus qu’un moineau, si ça continue il va falloir que je te nourrisse à la petite cuillère ou au biberon.
La situation semble l’amuser, l’exciter, surtout quand Maria soulève sa jupe, descend sa culotte et s'assoit sur le seau. Presque aussitôt,
le bruit du jet de l’urine contre la paroi.
Odeur forte qui monte.
Il lui tend quelques feuilles. Maria passe le papier entre ses cuisses. Il est derrière elle, faisant office de dossier. Entre ses jambes à
lui, une bosse dure, il bande à faire péter la fermeture de son jean. Des gouttes de transpiration coulent sur son visage.
Faiblement Maria parle. La voix est basse, presque inaudible.
— Je vais avoir mes règles. Vous ne pourriez pas me donner de l’eau pour me laver ?
Lui ne bouge pas, il regarde vers le bas, la chevelure noire qui repose entre ses cuisses. Il sent monter le plaisir.
—Veux-tu que je t’achète des tampons ou des serviettes ? Quelle marque préfères-tu ?
De ses deux mains, il prend la tête de Maria et l’appuie fort contre son membre en érection. Là, immobile, silencieux, il jouit.
Comme secouée par une décharge électrique, elle se redresse, debout, droite. Sa petite culotte autour de ses chevilles, elle se tient raide,
immobile, tournant le dos à l’homme.
Il la contourne, se baisse, les yeux et les narines dilatées au niveau du sexe de Maria. Il remonte le slip, légère dentelle, ses avant-bras
soulèvent la jupe, dévoilant le haut des cuisses et l’ombre de la toison. Ses gestes ne sont pas très assurées, sa respiration est profonde, ses yeux se troublent. Il se relève, l’aide à
reprendre sa place, boucle les menottes, sans les fixer à l’anneau du mur. Il se détourne. Une tache humide s’élargit peu à peu au niveau de son entre jambe.
Il s’éloigne, le seau à la main. Elle, muette, le suit des yeux. Avant de refermer la porte, temps de suspension, sans la regarder, il jette
par-dessus son épaule :
— Je m’appelle Marc.
La porte se referme. Maria, prise de spasmes, éclate en sanglots. Les nerfs lâchent, le bout du rouleau, comme une malade en plein
délire.
Ce mec est fou, je ne tiendrai pas un jour de plus, je vais crever, ce n’est pas possible, plus possible, faites que ça finisse. En finir,
finir, finir…
Elle se laisse aller, étendue sur le dos.
Des vagues, du vent, courir, courir comme une petite fille après sa balle. Et Pauline, est-ce qu’elle est… Pti-Péni, je
lui avais promis… Le parc, l’ombre du grand marronnier, papa. J’ai chaud, trop chaud.
— Marc ! Marc ! Maaaarc !
L’Aronde grimpe lentement sur la plate-forme, le treuil imperturbable la hisse.
Pierre-Nicolas suit la manœuvre, attentif. Un policier en civil le questionne sur l’âge de la voiture. Pierre-Nicolas engage la conversation, dit qu’on devrait trouver des pièces pour la
remettre en état, que le copain qui la lui a prêtée est un spécialiste.
Le policier est d’accord, son beau-père en a eu une dans sa jeunesse et s’il l’avait gardée… Pierre-Nicolas l’interrompt pour savoir s’ils
vont faire une enquête sur le conducteur de l’autre bagnole.
— Oui. D’ailleurs vous serez convoqué très prochainement.
— Je m’en doutais un peu. C’est pas tous les jours qu’on se fait cartonner par un dingo qui en plus se trimballe avec un flingue.
— Ça ne veut rien dire. Aujourd’hui, beaucoup de gens ont des armes. S’il est convoyeur de fonds il a peut-être un permis.
— Qui est-ce qui s’occupe de ce genre d’affaires ?
— Le S.R.P.J., en ville ils sont équipés pour l’identification. Vous avez un véhicule pour vous ramener ?
C’est ce moment que choisit Jean-Paul pour entrer en scène au volant d’une mini Austin-Cooper. Il constate les dégâts, râle pour le principe.
Il est un peu plus de 15 h 30. Ils décident d’aller boire un pot au Café Gnafron, quartier Saint-Georges.
Pierre-Nicolas régale en guise de dommages et intérêts. Malgré les événements il garde l’oreille aux aguets, si une canne blanche…
Après quelques bières et un sandwich maison, il se fait reconduire aux Pâquerettes.
Retour sans tambour ni trompette, mer d’huile, bouillante, à point pour la friture. Sieste.
Fidèle au poste, Fernand cuve sur le matelas.
Si je laisse ce poivrot s’incruster, il va finir par squatter mon squat.
Il donne du pied dans le grabat, un grognement s’échappe du dormeur. Fernand renifle bruyamment, jette un œil à droite, l’autre à gauche. Il
articule, la voix pâteuse :
— Tiens ! Te voilà le Pti-Péni. Ce n’est pas trop tôt ! Je t’attends depuis je ne sais plus combien de temps, ça commence à chauffer. Les
poulets sont revenus, ils cherchent Maria. Y’a aussi Pauline qui veut te voir.
Pierre-Nicolas s’étonne.
— Pauline ? C’est nouveau ! Je croyais qu’on était brouillés.
— Ce matin, des types pas nets sont venus chez elle, ils lui ont parlé de toi. Je n’ai pas bien compris qui c’était. Sûr pas des cognes,
ceux-là, je ne me trompe jamais.
Pti-Péni ne dit rien. Il regarde le plafond, la peinture se décolle par plaques. Un de ces quatre jeudis… Pensif, il se gratte le cul, des
hommes ont parlé de lui au quartier, ils le connaissent et connaissent Pauline. Là tout de suite il ne voit pas, sauf si…
Légère surchauffe sous le crâne. Il visualise un entrelacs de bestioles pas trop sympathiques qui grouillent sur une porte. Le Lézard Bleu.
Il pense également à l’agression devant le porte-pot.
Elle. Et si Elle et Pauline ? Bordel… Il faut absolument que je la retrouve. Une belle aveugle qui se promène seule, ça ne passe pas
inaperçu, bon sang ! Pourvu qu’elle ne soit pas partie pour une croisière en mer de Chine.
Fernand est debout, il enfile sa veste et ses chaussures.
— Je te laisse te creuser le ciboulot, des que ça fume tu me siffles, en attendant je vais faire la tournée des popotes, des fois qu’il y ait
du nouveau. Et gaffe à tes burnes, petit.
Il observe Pti-Péni de plus près et lui conseille d’éviter les miroirs et de se raser les yeux fermés. Les bosses ont gonflé, les coquards
ont repris de la couleur avec le nouveau choc.
Pierre-Nicolas raconte sa virée dans les Monts-d’Or, l’accident. Fernand l’écoute avec beaucoup d’attention, maintenant tout à fait
réveillé.
— Bien, bien, il faut que tu te reposes. Moi je file. Au fait, tu leur as donné quelle adresse aux flics ?
— Celle du pote qui m’hébergeait. Là-bas on me connaît et il y a une boîte aux lettres avec mon nom.
— Bien… bon réflexe. J’y vais. Fais de beaux rêves.
Une fois seul il se déshabille, s’allonge nu sur le sol, les yeux plantés dans le ciment armé. Le fil des pensées se déroule.
Fernand n’a pas l’air de se biler. Y commence à faire sacrément soif, putain de chaleur ! Pauline qui veut me voir, les anges gardiens de
Blanchette à mes trousses, le mec de la Ford à l’hosto. Je donnerais… j’ai rien à donner… pour savoir ce qu’il a dans le ventre, s’il casse pas sa pipe, on saura. J’espère que Nath’… Peut-être
prudent de préparer ma valise, y mettre quoi ? On ne sait jamais. Irène doit faire la gueule, je devrais au moins l'appeler.
Il ferme les yeux et se tripote en visionnant dans sa tête des adolescentes nues, à moins que ce ne soient de grosses négresses à dents
blanches et poitrines gigantesques. Allez donc savoir ! Seul élément visible, une érection de tout premier ordre. Bouche ouverte, il ronfle comme un bienheureux.
Nathalie, de retour après un saut aux urgences, black out, le type est en
réanimation et toujours dans le coma.
Elle se demande ce que fait Pierre-Nicolas à cette heure ?
Et Dorno ? Il a bien dû s'apercevoir que je lui ai raconté des salades.
Elle décide de reprendre une douche.
Pendant ce temps le capitaine régurgite et rumine la susdite salade et promet une magistrale fessée à la petite journaliste. En attendant ce
plaisir, il reste sur la brèche, l’identification du chauffeur chauffard s’avère délicate, il semble que ce soit un ressortissant étranger.
Maria, épuisée, écrasée de fatigue et de chaleur a fini par s’endormir. Marc est
nerveux, à chaque bruit de moteur, il se lève et jette un œil discret par la fenêtre, visiblement, il ne voit pas venir ce qu’il attend. Le téléphone de son correspondant est en mode
messagerie. Il s’énerve.
Bordel ! Mais qu’est-ce qu’il fout ? Il pourrait au moins me passer un coup de fil ! Il sait bien que je n’ai aucun autre contact. Malin de
me dire de ne pas bouger, de ne pas la laisser seule une minute. Je n’ai plus rien à boire et juste le reste de la ratatouille pour ce soir. Je m’en fous, dans l’état ou elle est, elle ne se
sauvera pas. J’irai au ravitaillement en fin d’aprème, et il n’a pas intérêt à faire chier.
à suivre...