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Un, deux, trois, soleil !
Avril, ne te découvre pas... Le ciel est gris et le thermomètre fait la grève du zèle, il refuse obstinément de dépasser les 12° à l'ombre à midi, et comme il n'y a pas de soleil... nos compères, encore emmitouflés, se tassent les uns contre les autres sur leur banc favori, le dernier qui ait échappé au grand chambardement de la place. Peut-être parce qu'il est collé juste derrière les toilettes publiques ? Le modernisme arrive à grands pas, « désigne » que tout doit être, du pavé aux bonshommes en passant par le mobilier urbain. Même les arbres, eux c'est le chancre et la mineuse, exit platanes et marronniers.
Basile enroule son écharpe et remonte son col.
- Le printemps, qu'ils disent, c'est comme pour le réchauffement climatique, on l'attend de pieds fermes celui-là !
Basile s'échauffe, il n'est pas le seul, avec ses compagnons ils vident quelques bières, en attendant l'heure de l'apéro.
Benoît, tête de clown déplumé, est le rêveur de la bande,.
- T'as raison, à quand des bananiers et des perroquets sur la place, qu'on aurait qu'à se baisser pour ramasser une noix de coco.
La place est en chantier depuis plus d'un an. Les nouveaux arbres, tulipiers, tilleuls, érables, sont encore impubères et il faut chercher son petit coin à soi et le calme, sur les bords.
Alain lève les yeux au ciel.
- T'as déjà vu des noix de cocos tomber d'un bananier toi ? Et pourquoi pas des steaks d'ornithorynque ?
Michel grogne dans sa barbiche.
- Aux States y mangent des hamburgers de lion.
Ils sont quatre, comme les mousquetaires. La bande des quatre, tous assez vieux pour se souvenir encore de Mao et de madame Mao et du petit livre rouge.
Basile, Benoît, Alain et Michel, comme les cinq doigts d'une main qu'aurait été amputée du pouce, quatre manchots tempérés, qui gardent le sens de l'humour et de la vie.
Michel joue le modérateur.
- Vous n'allez pas vous chamailler pour un pet de cheval ! Qui veut un Choco à la framboise ? Ils m'ont donné ça aux Restos du cœur.
Alain fait la gueule, c'est le plus vieux du lot, septante-quatre ans et toujours droit dans ses baskets made in china.
- Moi, j'y vais pas ! C'est pour ceux qu'ont vraiment rien. Tu devrais avoir honte Michel, t'es pas pauvre, même si t'es pas riche.
Michel regarde ailleurs, n'a pas envie de se justifier. Il mord dans un Choco, il aime le sucré, un grignoteur selon la définition du nutritionniste de service, et son vice c'est les gâteaux et le chocolat, pas bon pour son diabète, ni pour ses hanches. La dernière fois qu'il a croisé une balance, elle a eu tellement peur qu'elle s'est bloquée sur cent vingt kilos.
- Tu peux parler toi, tu vis sur l'héritage de ta mère, pas de loyer et un chèque qui tombe tous les mois.
Alain se redresse, vieux hibou ombrageux, il n'aime pas qu'on évoque sa mère. Fils unique et célibataire, il a vécu avec elle jusqu'à la fin, et depuis...
- Si c'est encore pour me demander des sous tu peux repasser. Tu n'as qu'à gagner au Loto, avec tout le fric que tu dépenses en tickets perdants, tu pourrais vivre comme un pacha. C'est quand même idiot de ne jamais gagner !
Et ainsi va, de jours en jours, les mêmes, au même endroit, juste là pour ne pas être seul. Parfois ils tentent une belote ou une partie de pétanque, mais pourquoi se fatiguer, se chercher un prétexte à ne rien faire ?
La vie ne les a pas gâtés, mais ce qui attend la nouvelle génération est bien pire.
- Au moins nous, on ne verra pas la fin du monde.
Benoît regarde passer une magnifique voiture décapotable, une de luxe.
- Vous feriez quoi vous si vous gagniez le gros lot ?
Cette question fait partie des inusables, de celles qu'on pose comme on lève le coude, cent fois par jour et autant hier que demain.
Basile regarde les gros nuages gris et mornes traversés par un vol d'étourneaux.
- Si c'est vraiment le gros lot, je le partage en quatre et on part tous sur la Côte d'Azur se faire dorer les arpions.
Benoît lève sa canette.
- T'es un bon toi, au moins tu penses aux autres.
Michel marmonne.
- Oui, il y pense tellement qu'il ne nous demande même pas notre avis. Qu'est-ce que j'irais fiche sur la Côte, moi ? Rien de rien, c'est que culs pincés et m'as-tu-vu.
Alain rigole. Lui, si il voulait, mais voilà, il ne sait pas ce qu'il veut.
- Là-bas ou ailleurs, changer d'hémisphère, toujours en été... Commencer par un bon gueuleton, dans un trois étoiles, une vraie bonne bouffe chez le père Bocuse, ensuite passer la nuit dans un cinq étoiles avec une nénette du tonnerre.
Michel en bave sur ses basques, quoique les nénettes lui...
- Tout ça me donne faim, avant les étoiles, on pourrait commencer par une portion de frites. En passant je ferais mon Loto, et demain...
« Sera un autre jour », clament en chœur Benoît et Basile.
Ils se lèvent, tous quatre synchrones, se secouent comme de vieux chiens fatigués, tout juste s'ils ne se cherchent pas les puces. Basile fouille ses poches, pour le principe, il sait parfaitement où se trouve sa fortune, mais l'espoir fait vivre, un billet oublié, ou qui aurait poussé là, tout seul.
Une journée de plus ou de moins, c'est selon, selon quoi, qui ? La nuit tombe, la fraîcheur aussi, il est temps pour chacun de regagner ses pénates.
- C'est quoi un « pénate » ? Demande Benoît.
- T'as qu'à chercher sur ton iPhone, y a toutes les réponses.
Michel rigole, Benoît hausse les épaules. Naguère on lui a offert un téléphone, un avec une carte, mais il n'a jamais su s'en servir et a fini par le perdre.
- Pénates, c'était des divinités protectrices du foyer, elles t'attendent chez toi.
Alain est un peu l'intello de la bande, c'est surtout qu'il a fait des études et qu'il lit beaucoup, il a un ordinateur chez lui, avec l'internet, mais ça il ne le dit pas aux autres. Lui il n'est pas à la rue, ne l'a jamais été, il a même travaillé et touche la retraite, c'est juste que maintenant que sa mère... et que la retraite... il est un peu perdu.
- Va pour mes pénates.
Benoît s'éloigne, silhouette fluette, il lève le bras en signe d'au-revoir.
Alain rentre chez lui. Basile retourne dans son grenier, cette année il joue les prolongations, n'arrive pas à quitter son ermitage à moineau, les nuits sont encore glaciales et ses os de plus en plus frileux. Il écoutera la radio, lira les journaux qu'il a récupérés et qui patientent dans sa besace.
Michel est un noctambule, il se dirige vers le pont des Alliés, un peu plus bas vers le sud, rejoindre d'autres amis, enfin, c'est une façon de parler, ils sont là, et vont passer la nuit ou du moins une bonne partie à regarder couler l'eau et refaire le monde.
Basile a retrouvé son nichoir sous les toits, il entend les cloches sonner vingt-deux heures, puis les trois bip bip bip dans le poste. Après les infos il dormira, cette journée maussade l'a fatigué, il a froid, il se mijote un petit grog pour les rêves et après hop, vive les plumes.
La voix du présentateur débite ses tranches d'informations. Basile écoute sans écouter, il aime avoir une voix en bruit de fond, d'une certaine façon ça le rassure.
Une explosion en Syrie, une autre en Irak, une troisième au Mali et un mauvais sondage pour le président, un autre mauvais pour le premier ministre et à suivre Jo Machin qui s'est fait battre au tennis.
Ils n'ont vraiment jamais la moindre bonne nouvelle à nous annoncer !
Se dit pour la cent-millième fois Basile en avalant le fond de son bol.
Le 7, le 17, le 27, le 37 et le 47.
Basile sent un léger picotement sur le dessus de son crâne, puis tous ses poils se hérissent d'un coup ! Il n'est pas sûr d'avoir bien entendu et surtout il n'a pas mémorisé les numéros mais...
- Bon sang de bois, qu'est-ce que j'ai fichu de ce foutu ticket ? !
Ce midi, il a accompagné Michel, il a lui aussi jouer deux euros au Loto, comme ça, pour dire de faire comme... il a oublié aussi sec, sauf les 7. Pour rigoler il n'a joué que des 7. Michel l'a traité de nul, que jamais ça tomberait et bla bla bla, les statistiques, les probabilités. Sauf que Basile s'en foutait, il a joué pour jouer, pour se sentir vivant, pas spécialement pour gagner.
Le présentateur annonce une cagnotte de sept millions d'euros et... Un seul gagnant !
Les mains de Basile tremblent en fouillant les poches du blouson, celles du gilet, celles du sac, celles du pantalon... rien, il ne le retrouve plus.
J'ai dû mal entendre, Michel l'a dit, ce n'est pas possible, mes oreilles ont fourché, il doit y avoir deux ou trois sept mais pas cinq et pas sept millions. De toute façon ils vont le redire à vingt-trois heures. Oui mais d'ici là, il faut que j'aie le ticket. Calme-toi. Tu n'as pas pu le perdre, il est quelque part, ici. Les poches, tu refais ; le portefeuille, tu fouilles, ensuite regarde partout, si ça se trouve tu l'as posé sur...
Les yeux de Basile font un panoramique sur les douze mètres carrés de son grenier. Son cœur bat la chamade, sa vue se trouble.
Respire, non mais j'y crois pas, te mettre dans un état pareil pour cette connerie de Loto. De toute façon ce sera bien assez tôt demain pour... oui, mais pas sans le ticket.
Il recommence une fois de plus à retourner poches, sacs, vêtements, couvertures, rien de rien. Il s'assied, les larmes aux yeux.
Et si une fois dans ma vie il m'arrivait un truc bien, et que...
Il attrape la topette de rhum, s'en jette une grande goulée dans le gosier.
Pute borgne, sept millions, à moi ! À moi les îles et les vahinés, le homard grillé, le champagne, un appartement de cent mètres carrés avec salle de bains. Ah ! La salle de bains, une gigantesque baignoire avec des bulles et des remous et du truc qui mousse... et pourquoi pas la masseuse avec ?
Basile sourit aux anges, boit une nouvelle rasade et s'endort.
Monsieur Moino toque au carreau, le jour est levé, pas Basile, qui pionce tout habillé sur le voltaire de madame Lucette.
Toc toc toc ! (ne serait-ce pas plutôt pic pic pic ?)
Basile s'étire, ouvre un œil et... la première chose qu'il repère, juste sous le poste de radio, petit bout de papier qui dépasse.
Toc toc toc !
- Oui, c'est bon, j'arrive !
Il se gratte la tête, cherche le souvenir, ce papier, ce papier il l'a cherché, oui mais pourquoi ? Boules de loto qui dansent dans sa caboche.
- Nom de diou de bonzou de saperlipopette ! Le ticket !
Il l'attrape, lit la suite de nombres, se demande : Est-ce les bons ?
Toc toc toc !
Le moineau lui rappelle que le jour est bien entamé, que les journaux sont sortis et qu'il lui est maintenant facile d'aller vérifier.
Basile enfile ses chaussures, jette une poignée de miettes à l'emplumé et sort, descend en silence. Il se précipite vers la station de métro la plus proche, là où sont distribués les journaux gratuits.
Il pense, cela l'arrête net dans son élan.
Michel ! Bon sang, lui il sait, il a une mémoire d'éléphant, et avec ce qu'il a déblatéré, sûr qu'il se souvient de mes numéros. Si ça se trouve toute la ville est déjà au courant.
Basile repart, mais d'un pas moins assuré. Il réfléchit et se dit que :
Si j'ai vraiment gagné quelque chose, ne pas garder le ticket sur moi, tout de suite aller toucher le chèque, avant de rejoindre les autres et de faire une bêtise.
Il aperçoit la bouche du métro et les parasols indiquant les distributeurs de quotidiens. Il s'approche, en saisit un, deux, trois et file se mettre à l'abri des regards.
Cette fois il les a bien en tête, facile, plus facile tu meurs.
Résultat du Loto : 7 – 17 – 27 – 37 – 47.
Basile se sent tout mou, il jette un œil à droite, l'autre à gauche, comme si le monde entier allait lui tomber sur le dos, le lyncher, lui voler son petit bout de papier qui vaut sept millions, son paradis terrestre.
Il fait demi-tour, pas question de se promener dans la rue avec « ÇA » en poche.
Fini la galère, fini la misère, ce serait vraiment trop bête de... Je vais passer dire bonjour à Lucette, ça me calmera, on pourra en discuter, elle au moins j'ai confiance.
Basile marche maintenant d'un pas léger, il semble flotter au-dessus du bitume.
Ce matin, le soleil brille.
Extrait de "Marche à vue" / inédit