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13 mai 2008 2 13 /05 /mai /2008 09:47
Le début rubrique Textes / Roman

                    Vent du sud, journée à ne pas mettre un fou dehors. Les véhicules en stationnement sont couverts d’une pellicule de sable jaune venu du Sahara. Huit heures quarante-sept, Dorno entre dans un tabac-journaux.
Il achète un paquet de cigarettes et La Traboule.
En première page, titre gras sur trois colonnes : « SACCAGE ».
Il lit le chapeau : « Hier après-midi, l’appartement de l’une de nos journalistes a été mis à sac. Cela n’empêchera pas la vérité d’éclater au grand jour. Dans ces pages, des révélations sur un important réseau criminel lié au grand banditisme international. Nous ne céderons pas au chantage et à l’intimidation ! »
Il n’en croit pas ses yeux. Il se gratte la tête.
    Cette petite vipère a gardé des cartes dans sa manche. Il faut que je lui mette la main dessus avant qu’elle ne fasse des bêtises et qu’ils ne s’en prennent directement à elle. Oui, mais qui « ils » ?


        La vipère a passé la nuit au journal. Dès potron-minet, elle file aux Pâquerettes, bien décidée à épingler Pauline au saut du lit. Lumière gris-acier, le fleuve semble d’huile noire. Tout dort. Elle se gare un peu à l’écart. Elle ouvre son sac et regarde avec un sourire venimeux un objet métallique, lourd et argenté. Il repose sur un oreiller de mouchoirs en papier. Elle le prend délicatement et le glisse dans la poche de son blouson.
    Toi, mon petit vieux, ne te réjouis pas trop vite. Je t’emmène juste pour me tenir compagnie. Tu seras gentil, hein ? Je ne veux pas d’ennuis.
Elle cache le sac à main sous le siège du conducteur et se dirige vers les immeubles.
Boîtes aux lettres défoncées, pas de nom sur les portes, un vrai labyrinthe. Devant une entrée, une gamine d’une dizaine d’années est assise sur les marches, elle est en train de jouer avec un téléphone. Nathalie s’approche, la gosse la regarde venir, apparemment pas plus étonnée que ça, sentinelle, messagère aux pieds ailés. Elle demande à la fillette si elle sait où habite Pauline André ? Invente un message à lui remettre.
L’enfant donne le renseignement, sans façon.
Nathalie progresse avec prudence, pas vraiment rassurée. La petite a dit, une porte avec une fleur dessinée dessus.
La voilà, elle est ouverte, l’appartement désert. Tout à l’air en place, pourtant au premier coup d’œil on sent que le départ est définitif, pas d’objet personnel, la salle de bains trop propre, trop vide.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Elle n’est sûrement pas allée passer la nuit à l’hôtel. Alors, la planque en ville ? Ce qui voudrait dire qu’elle est dans le coup, et qu’elle a peur. Il ne me reste plus qu’à attendre qu’ils libèrent Pierre-Nicolas.
Elle ressort, marche lentement, l’esprit ailleurs. Un homme se dirige vers elle. Il semble assez vieux et mal vêtu. Arrivé à sa hauteur, il esquisse un geste de la main dans sa direction. Dans sa poche, son poing se crispe.
L’homme s’adresse à elle à voix basse :
— Vous êtes bien Mlle Nathalie ?
— Oui… Et vous, qui êtes-vous ?
— Pauline n’est pas revenue. Mais dites à Pti-Péni qu’il cherche du côté du Palais des sorcières. Au revoir, mademoiselle.
— Qu’est-ce que vous dites ? Le Pal…
L’homme s’éloigne rapidement, comme si lui aussi avait peur, d’être vu là, en train de parler ?
Elle se retrouve avec soulagement au volant. Son idée fixe, quitter ces lieux et accessoirement espérer que Pierre-Nicolas ne sera pas mis en examen et écroué.


        En fin de matinée Dorno fait une visite place Saint-Nizier. Mme Sidonie est par hasard dans l’escalier. Elle informe le capitaine que mademoiselle Zarena est passé ce matin et est repartie avec une valise. Elle ne se fait pas prier non plus pour raconter les événements de la veille avec un grand luxe de détails. Dorno repart soucieux.
    Si je me mets à sa place, j’écris mon article, je dors chez des amis et ce matin je vais prendre des nouvelles de « monsieur » Sorin. Alimentaire, mon cher Watson. Dire que j’ai rêvé d’elle cette nuit… Attention mon vieux, jamais pendant le service ! Bon, ce n’est pas le tout, faut avancer. J’ai bien envie de me faire une petite sauce à la grecque. Ensuite un saut du côté du château fort. Et pour le dessert…


        Sur son lit d’hôpital, Papanopoulos, encore ébranlé par son accident, prend conscience de sa situation et de son état de santé. Il en dit un peu plus et confirme qu’Isabelle Plantier travaillait pour M.E.D.I.N. Agence qui servait de couverture pour un réseau de séances de massage à domicile et autres joyeusetés éroticothérapiques. Elle aurait cherché à doubler M.E.D.I.N. en prenant des rendez-vous pour son compte avec des clients de l’agence. Après plusieurs mises en garde ses patrons ont décidé de la liquider. À ce qu’il sait, les gars étaient en train de finir le boulot quand une fille leur est tombée dans les pattes. Pris de court, ils l’auraient mise dans le coffre, vivante. Elle était bien dans la maison où Zico a été arrêté. Elle devrait y être encore. En ce qui le concerne, il est de passage à Lyon, il donnait un coup de main à des amis, pour essayer de les sortir de cette impasse, il était en repérage du côté des parents de la fille. Mais il n’a rien à voir avec tout ça. Il n’a jamais entendu parler d’un Pierre-Nicolas. Zico, il le connaît à peine, juste un troisième couteau, petit dealer et trafiquant en tous genres, homme de main à l’occasion.


        Au commissariat central. Zico est sur le grill, il s’entête. Il ne comprend pas ce qu’on lui veut, pourquoi on le garde, pourquoi on lui pose toutes ces questions. Il est en règle, il a sa carte de séjour, un travail déclaré. Alors ?
Pierre-Nicolas, au fond de sa cellule, marine dans son jus, le moral dans les chaussettes. Il commence à trouver le temps long.
Un peu avant midi, il est ramené dans le bureau du policier-chef. Celui-ci se fait un plaisir de lui rappeler le dossier qu’il garde sous le coude. Le ton est bon enfant, du moins au début.
— Tu vois, nous ne sommes pas si méchants… on peut t’épingler quand on veut, alors si des fois on avait besoin de quelques renseignements sur tes amis des Pâquerettes… pas de blague, hein ? On siffle, et tu rappliques. Compris ? Compris !
Pierre-Nicolas met un certain temps à répondre, oui. Le commandant se réjouit, le félicite pour sa bonne volonté et son empressement à collaborer.
— Allez, fous le camp ! Attention, on t’a à l’œil. Pas de conneries.
Les portes s’ouvrent, l’air libre. Sur le trottoir, une voix qui ne lui est pas inconnue l’appelle, la voiture rose est là qui l’attend. Il monte, passe son bras autour des épaules de Nathalie, joue avec ses mèches sombres. Ils se regardent un moment, sans rien dire. Il approche son visage, comme pour l’embrasser. Elle met le contact et démarre. Elle raconte sa visite du matin aux Pâquerettes, le départ de Pauline et sa rencontre avec un drôle de type, le genre vieux poivrot, apparence ours, la cinquantaine.
— C’est Fernand. Mon garde du corps, ma subconscience, mon double.
— Il m’a laissé un message pour toi, au sujet de Pauline.
— C’est quoi ? Cette chère petite Pauline.
— Il a dit texto que tu devrais chercher du côté du Palais des sorcières. Tu comprends ?
— Sacré Fernand ! Il m’en avait parlé, justement au cas où…
Il s’interrompt, Nathalie ralentit, lui jette un regard noir.
— Au cas où, quoi ?
— C’est une ancienne drague, sur les bords du Rhône, on y extrayait du gravier. Il y reste des carcasses de machines, et des hangars vides.
Elle rugit intérieurement, Dorno avait raison, Pierre-Nicolas ne lui a pas dit le quart de ce qu’il sait.
— J’en ai marre ! Qui es-tu ? Qu’est-ce que la police te voulait ? Qu’est-ce que tu magouilles avec ce Fernand ? Qui est réellement Pauline et qu’est-ce qu’elle a à voir dans tout ça ? Tu la connais depuis quand ? Réponds-moi ou je te largue ici.
Elle se range sur un arrêt de bus. Pierre-Nicolas tricote en vitesse une explication un tant soit peu crédible et la sert.
— Je commence par la fin. Si Pauline se planque, c’est qu’elle n’a pas la conscience tranquille, elle a peur, de qui, de quoi ? Je ne sais pas. Elle et Zico cherchaient Maria. Comment ont-ils su où la trouver, mystère. Sauf qu’ils ne l’ont pas trouvée. Fernand, je l’ai connu presque en même temps que toi, je venais de me faire virer de mon appart’, j’étais à la rue, c’est lui qui m’a amené aux Pâquerettes. Moi, ben en fait, je suis le résultat des circonstances.
Nathalie pianote sur son volant, elle attend la suite, qui ne vient pas. Pierre-Nicolas prendrait bien une douche et un vrai repas. Elle propose d’aller voir Pauline, là, tout de suite.
— Trop chaud ! Et puis, j’ai envie de me laver, de me changer. Chez les poulets, y a pas eu moyen, et je te parle pas de la bouffe ! On peut passer chez toi avant. Ensuite, on se fait un petit restau.
Rire sardonique de sa chauffeuse. Il ne comprend pas, il a envie d’un peu de réconfort, il serait bien allé chez Tati refaire sa garde robe.
— Pourquoi fais-tu cette tronche ? Je disais ça parce qu’on est à côté, et que c’est plus confortable que mon squat, c’est tout !
Elle lui tend un exemplaire de La Traboule.
Il lit. Les feuilles retombent. Il regarde la route. Ses lèvres bougent mais aucun son n’en sort. Un air de tristesse et de fatigue sur son visage.
Elle surveille sa réaction. Il essaie de dédramatiser.
— Pour toi, c’est déjà presque la gloire.
— Sérieusement, je n’ai pas envie de rire.
— Tu sais pourquoi ils ont fait ça ?
— C’est évident ! Ils veulent que je laisse tomber. Ils doivent être toute une organisation, peut-être la mafia.
— La mafia… À propos, nous avions fait fausse route, la clef se trouvait à l’agence d’intérim où travaillait Isabelle Plantier.
— Je suis au courant. Ce matin, la P.J. a lancé un grand coup de filet. Ils ont arrêté sept personnes, dont le directeur de l’agence et deux filles qui assuraient le recrutement. Les autres n’étaient que des sbires. À vingt-quatre heures près mon appartement était sauvé. Ce pan de l’enquête est pratiquement bouclé. Penses-tu que Pauline et Maria faisaient de l’intérim ?
Pierre-Nicolas songe qu’il n’est nulle part question d’une aveugle, deux appartements démolis, même méthode.
— Pauline devait être au courant, peut-être même faisait-elle partie du réseau, ce qui expliquerait Zico et qu’elle se cache. Pour Maria, je ne crois pas. Ce qui m’intrigue, c’est que les flics m’ont très peu parlé d’elle, comme s’ils s’en foutaient.
Coup de klaxon derrière eux, un trolleybus attend sa place. Nathalie redémarre et prend la direction du sud, droit sur les Pâquerettes. Les explications de Pierre-Nicolas ne la satisfont pas, plusieurs points la chagrinent. La mise à sac de son appartement lui laisse un goût amer, un sentiment de décalage, de disproportion. La double disparition de Maria, puis celle de Pauline.
— Il y a un truc que je ne pige pas, un chaînon manquant, plutôt un lien. Pourquoi ne me fais-tu pas confiance ? Qu’est-ce que tu as à cacher ?
Après un temps de réflexion.
— Ton appartement… il n’est vraiment plus habitable, je veux dire…
— Laisse tomber. Je me suis arrangée avec une copine. Elle peut me loger quelque temps. On arrive, il va falloir prendre une décision.
Il est parfois des occasions manquées...

            Pti-Péni en caleçon, Nathalie assise sur le matelas, dos au mur, elle regarde le ciel des Pâquerettes, il est d’un bleu très clair.
Il s’approche d’elle, toutes pensées en avant.
— J’ai pas mal gambergé pendant ma gav’, j’avais le temps. Tu sais que je pourrais facilement être amoureux de toi. Il suffirait que tu y mettes un peu de bonne volonté. Tu es seule en ce moment, moi aussi. Les Pâquerettes, c’est fini, j’avais même dit à Fernand que je n’y remettrais plus les pieds.
Elle ne réagit pas, le laisse parler.
—À la seconde où je te vois, j’imagine toujours que tu vas te jeter à mon cou. J’aimerais bien faire l’amour avec toi.
Elle ramène ses genoux contre sa poitrine. Le mot qui lui vient à l’esprit est « immaturité ». Ce qu’elle voit, un adolescent attardé en culottes courtes. Sauf que le caleçon pas très net évoque plutôt le personnage du gros dégueulasse de Reiser, ce malgré un corps encore svelte, activité physique oblige. Elle soupire.
— Sois gentil, je n’en ai pas envie, je te l’ai déjà dit. De plus, ce n’est ni le lieu, ni le moment. Si on allait manger ?
— Qu’est-ce que ça veut dire : « sois gentil » ?
Elle désespère, elle ne veut qu’une chose, qu’il s’habille. Elle paiera le sandwich. Il ne faut pas perdre de temps.
— Ça veut dire bouge-toi ! Ça veut dire que je suis là pour faire mon métier ! Pour que tu me mènes jusqu'à Pauline ! Es-tu capable de comprendre ce que je te dis ?
Machinalement il se gratte l’entrejambe, signe d’indécision, ce qui a le don de mettre Nathalie hors d’elle.
— Non mais tu t’es vu ? Comment veux-tu qu’une femme puisse… Sape-toi et on y va sinon c’est moi qui pars !
— On a le temps, je te l’ai dit, une heure avant le coucher du soleil. C’est plus calme et on évitera les pêcheurs et les joueurs de boules. Tu ne m’aimes pas, même un petit peu ?
— Ce que tu peux être lourd. Je voulais dire manger. J’en ai marre. Habille-toi !
Il regarde autour de lui, pas d’armoire, ses fringues sales traînent un peu partout. Il essaie de faire le tri tout en lui parlant.
— Il peut se passer des choses étranges là-bas. Que tu n’imagines même pas. Pour moi, c’est important de savoir, si toi et moi, de savoir vite.
— Arrête ! Tu veux vraiment que je te dise ce que je pense, tu veux vraiment ?
Il attend, bras ballant. Elle pense à un putching-ball, alors elle cogne.
— T’es vieux, t’es moche, t’es pauvre, sans avenir. Qu’est-ce que tu veux qu’une fille comme moi fasse avec un mec comme toi ? Est-ce clair ?
Il jette l’éponge.
— Le pire c’est que tu as raison.
— En plus, tu es triste et défaitiste. Je vais faire un tour. Je reviendrai plus tard. Promets-moi seulement de ne pas y aller tout seul.
Il mime un personnage enjambant un balai et s’envolant par la fenêtre ouverte.
— Les sorcières ne sortent que la nuit. Le lieu n’a pas changé de fonction, juste de sens. Ballet de sorcières, jeux d’ombres.
Elle est déjà devant la porte, elle ne se retourne pas.
— Attends !
La battant se referme, bruit des pas dans l’escalier, elle descend en courant.
Il enlève son bermuda, essaie sans résultat de se masturber. De dépit il pousse un cri de Tarzan en tapant des poings sur sa poitrine et fait le tour de la pièce en équilibre sur les mains.
C’est décidé, elle ne sera pas du voyage.
T’es encore une fois à côté de la plaque. Reste Pauline. Je n’ai toujours pas fait la lessive, rien à me mettre sur le dos. Tant pis ! Pas envie de la faire. Et puis si… ça m’occupera les mains. Ensuite, sortir casser une croûte. C’est marrant, Fernand n’est pas là, je finissais par m’habituer. Faudra quand même que je laisse un mot à Nathalie… Autant l’écrire tout de suite.
Il prend quelques feuilles de papier, un stylo. Il s’installe devant la petite table de camping, face à la fenêtre.

Lyon-Pâquerettes, 17 août.

Pour toi,

            Une nuit, il y a… deux semaines maintenant, j’ai rencontré le diable. Non, ce n’est pas une blague. Bien sûr, tu n’es pas obligée de me croire. Il marchait dans la rue, je ne l’avais pas reconnu. Je l’ai suivi, je lui ai parlé, puis il a disparu. Tu te souviens, le soir du Lézard Bleu, c’est lui que j’ai revu. Depuis ce jour, cette nuit, ses démons me poursuivent sans relâche. Je les sens, autour de moi, partout, je sais qu’ils sont là, ils me guettent, je ne sais pas ce qu’ils me veulent.
Je le recherche, lui, elle, pour comprendre. Si je ne le retrouve pas, ne la retrouve pas, je vais devoir fuir, disparaître. J’espère qu’il m’en laissera le temps. Je ne lui ai pas vendu mon âme.
Ton appartement, c’est eux. Rien à voir avec la disparition de Maria. De la même façon, il m’a chassé de chez moi. Je me suis réfugié ici. J’ai cru qu’il me laisserait tranquille, mais il s’attaque à toi. Je sais maintenant que tu ne m’aimes pas. Je ne t’en veux pas. Je ne te ferai courir aucun risque. Je pars pour le Palais des sorcières. Ne m’y suis pas.
Il y a autre chose qu’il faut que tu saches. Pauline et moi, nous nous sommes connus il y a longtemps. Cela va faire bientôt quinze ans, sur une autre planète.
C’est par hasard, en suis-je vraiment sûr, que je l’ai retrouvée aux Pâquerettes.
Je ne sais pas ce qu’est devenue Maria. Je te laisse le soin d’élucider ce mystère. Nous ne nous reverrons plus. Je ne repasse pas à la case départ, je ne prends pas les…
Je te souhaite une bonne vie.

Pierre-Nicolas/Pti-Péni.


Il se relit en imaginant la tête de la future lectrice en train de déchiffrer ces lignes.
Il plie la feuille, la glisse dans une enveloppe, écrit Nathalie dessus, pose l’enveloppe bien en évidence sur la table.
— Et maintenant, le diable peut sortir de sa boîte. Il faut que je prépare mon expédition, ma descente aux enfers.
Il rince en vitesse une chemisette et un slip, essorage main. Il les enfile humides, finit de s’habiller, short, sandales, blouson, lunettes de soleil pour compléter le tableau.
Il prend son vieux sac à dos, pour la route. Le minimum vital, plus d’état d’âme.
    Je n’ai pas le droit à l’erreur. Mon n° 12 à virole, on ne sait jamais… Faire gaffe aux poulagas, je dois être surveillé, il faudra que je les sème, j’ai le temps. Finalement, c’est mieux que Nath’ soit partie. Ce sera plus facile pour approcher la panthère rousse.
Dernier panoramique sur l’appartement, il laisse à Fernand le soin de faire le ménage si ça lui chante, il y a du boulot. À côté de l’évier un monceau de canettes vides, des 50 cl de 8/6, 1664, Jeanlain, et aussi deux douzaines de cadavres de Côtes du Rhône, un ou deux plus anciens de Cognac et Marc de Bourgogne, ceux-là sont la trace de Fernand. Près de l’entrée, un tas de sacs poubelles qui commencent à puer.
— Elle a raison, c’est pas vivable ici. Allez, larguez les amarres, machines en avant toutes ! Et à Dieu vat’ !
La cité est calme, presque déserte. Il se dirige vers le café Chez Lucien, il trouve porte close, il est encore un peu tôt. Tour d’horizon mental.
    Je ne vais pas descendre en ville, trop long. Il faut que je mange un morceau, une petite chance du côté de la halle, l’autre jour y avait un marchand de frites.
La camionnette est à son poste, ouverte. Roger et Boris prennent l’ombre et le pousse-café. Échange de salutations, Pierre-Nicolas commande une merguez-bière, s’installe sous l’unique parasol et raconte son épopée, la garde à vue, l’interrogatoire, l’arrivée de Zico. Boris commente :
— Ils ne peuvent rien contre toi, c’est même bizarre qu’ils t’aient arrêté. Et Zico, j’aurais pas cru.
 Pti-Péni demande :
— À ce propos, vous avez des nouvelles de Pauline ?
Roger répond pour deux.
— Non, disparue depuis hier en début d’après-midi, elle est partie avec Zico. Ils ne sont pas revenus.
— Ah ! Elle était avec Zico.
Tous trois se figent. Pti-Péni prend une longueur d’avance.
— Et Fernand, vous l’auriez pas vu ?
Boris plonge dans la roue.
— Non, lui pareil, volatilisé. Pourquoi, tu le cherches ?
Il pense à ce que lui a dit Nathalie. Fernand ce matin aux Pâquerettes, il ne semblait pas dans son assiette, comme s’il avait peur. Une drôle d’idée germe.
— Dites les gars, le Fernand, il est depuis combien de temps aux Pâquerettes ?
C’est Roger qui s’y colle, prime à l’ancienneté.
— Poufff ! Je dirais pas loin d’un an, mais…
— Mais quoi ?
— Ben, en fait il n’habite pas ici. Ce que je veux dire c’est qu’il doit avoir une autre adresse. Il va, il vient, c’est lui qui occupait ton appartement avant qu’il t’amène.
Pierre-Nicolas se souvient du paradis, Albane, la chaleur des tapisseries.
— Vous savez où il trouve son fric ?
— Non, il n’en a jamais parlé, et c’est pas le genre de question qu’on pose par ici.
Pti-Péni vide sa bière et se lève.
— Je repasserai tout à l’heure.
Il s’éloigne en se disant que si la ligne droite est le plus court chemin, c’est aussi le moins sûr. Quand il se retourne, l’air tremble, mirage, photo sépia, instant d‘éternité.
Il se dirige vers le stade de foute balle. Son principal souci est de semer d’éventuels chiens de chasse. Ils vont devoir s’accrocher à ses basques. Sachant qu’il n’a pas non plus envie de croiser Nathalie. La connaissant, il se doute qu’elle reviendra bien avant le crépuscule.
Alambic mon amour.

à suivre...
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(enregistrement artisanal par l'auteur)
La version audio est parfois différente de la version texte.
La raison pourrait en être une persistance des brumes textuelles.
Les poèmes sont des plaques tectoniques, ils bougent, se choquent, s'entrechoquent, emmagasinent de l'énergie, cela produit des failles de sens, des cratères néologiques, parfois aussi des tremblements de vers, des tsunamis sémantiques…